En direct d’Avignon
Réjouissantes désillusions !
Croire ? En qui ? En quoi au juste, alors que Dieu est mort, que les révolutions n’ont pas suffi pour nous redonner un peu de souffle et que nos valeurs s’automutilent devant le grand Capital ? Voilà de quoi il est question dans ce spectacle. Tout est là pour nous jeter dans une dépression abyssale. Mais c’est sans compter sur l’humour de Matéï Visniec et sur le talent de la Cie Ka, qui, à défaut de trouver une issue acceptable pour le sort de l’humanité, nous aura beaucoup fait rire.
« l’Araignée dans la plaie » | © Cécile Béthléem
Désillusions marionnettiques est un diptyque qui présente deux textes de Matéï Visniec de façon radicalement différente : les marionnettes d’abord, les masques ensuite. Ces deux petites formes pourraient très bien exister de façon individuelle. Un peu artificiellement du coup, la compagnie nous propose de changer de salle entre les deux pièces, et de lire quelques poèmes de Matéï Visniec au passage. La première partie propose Araignée dans la plaie. Trois marionnettes déjà crucifiées sont devant nous : le Christ et ses deux larrons. Ils expirent, enfin essaient. C’est long de mourir. En pleine agonie, ils sont interrompus par la présence d’une horrible araignée qui les terrorise. On ne peut même pas mourir en paix. Entre deux soupirs et deux frissons d’effroi (rapport à la bestiole), les deux larrons en profitent pour interroger Jésus et lui réclament une preuve pour croire enfin et mourir tranquilles. Allez, quoi, juste un petit miracle ! Mais dans cette pièce, Jésus révélera sa vraie nature et passera son temps à dire dans un soupir pathétique qu’il ne peut rien. Il lâchera même un « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » lourd d’ironie.
Bien qu’elles représentent trois corps qui pourrissent sous le soleil de Judée, les trois marionnettes créées par Catherine Hugot, également metteuse en scène, sont d’une très belle facture, ce qui les rend très expressives. Toutes gringalettes qu’elles sont, elles ont su s’animer avec talent et humour et faire entendre le texte désenchanté de Visniec. Car nous avons bien affaire à des marionnettes pour adultes qui interrogent notre rapport à l’absolu, à la transcendance, à la liberté. Elles singent aussi notre crédulité et notre vanité, sans doute. Quand on y réfléchit, monter ce texte avec des marionnettes, c’est encore plus percutant que si on avait eu affaire à des comédiens seuls. Sur ces entrefaites métaphysiques non dénuées d’humour, nous quittons la salle et découvrons un autre plateau.
« Une baignoire révolutionnaire » | © Catherine Hugot
Au milieu de la scène noire gît une baignoire. Un litre de Yop périmé la surplombe. Une lumière rouge s’y est déjà noyée. Ça veut tout dire ! Deux comédiens s’y installent une bonne demi-heure et passent en revue toutes les révolutions du xxe siècle, soulignant au passage avec brio quelques perles du texte de Matéï Visniec. On nous invite tour à tour à « buter ces salauds d’ riches », puis à tuer les pauvres, parce qu’on le sait bien, « c’est dégueulasse, les pauvres ». Il s’agit ensuite de faire surgir« l’être » qui est en nous avant le définitif «arrêtons de se concentrer sur l’amélioration de l’être ». « L’être se fout de nos gueules. »
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la lucidité grinçante de Matéï Visniec a le sens de la formule et que le dramaturge n’a oublié personne. Le pire, c’est qu’il a raison. Peut-être veut-il, par l’écriture, tenter une dernière fois de secouer nos consciences ? En cela, ce soir, il aura trouvé un formidable relais : la Cie Ka. Parce que leur travail, orchestré par une talentueuse metteuse en scène, est de très grande qualité. Les objets créés sont là pour servir un jeu cohérent et juste qui nous fait rire et penser. La création lumière est également très belle et témoigne d’une méticuleuse précision, on sait à quel point cela compte quand on fait de la marionnette. Voilà un spectacle qui vous rendra à votre essence d’homme révolté et vous sortira de votre léthargie policée.
Maud Sérusclat
Les Trois Coups
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